« Vers un droit du travail 3.0 ? »
Petit déjeuner du 9 janvier 2019 avec Nicolas Dulac, avocat
Nicolas Dulac, avocat, spécialisé dans l’encadrement des relations sociales, était l’invité de Galilée.sp pour le petit déjeuner du 9 janvier 2019. Ci-après, le compte-rendu de son intervention.
Ces quatre dernières années le code du travail a subi une refonte structurelle amorcée par la loi El Khomri (loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels) parachevée par les ordonnances d’Emmanuel Macron. On pourrait ainsi avoir le sentiment d’une réforme terminée mais, par rapport au propos du jour c’est-à-dire par rapport aux évolutions numériques, cela semble pour le moins prématuré. Si effectivement “le code du travail” est arrivé à maturité, « les codes mêmes de la relation au travail ont changé ».
Pour Nicolas Dulac, 3 points emblématiques qui sont autant de défis, ont été cristallisés en 2018 :
- La géolocalisation et la mise en conformité des procès et des entreprises par rapport au RG PD règlement général de protection des données
- L’implantation grandissante exponentielle de l’intelligence artificielle dans les entreprises
- L’uberisation des rapports avec l’arrivée économique avec l’arrivée massive des plates-formes collaboratives
La Cour de cassation est la haute instance de régularisation sur ces sujets mais aujourd’hui la jurisprudence cesse ses avancées normatives, cesse d’anticiper les évolutions. Elle semble adopter une vision plutôt « court–termiste » alors que de nouveaux défis apparaissent.
- La géolocalisation
La géolocalisation est la capacité de surveiller l’activité des salariés : où sont-ils ? que font-ils ? Le numérique en soi n’est pas forcément une cause de bouleversements, c’est plutôt un accélérateur, car la volonté de savoir où étaient les salariés et ce qu’ils faisaient, existait déjà avant l’apparition du numérique. Ce que permettent les évolutions technologiques, c’est d’avoir un contrôle beaucoup plus important et au plus près (certaines géolocalisations permettent de localiser jusqu’à 5 mètres).
Lorsque l’on parle de géolocalisation, on pense d’abord à ce que l’on connaît dans la vie de tous les jours c’est-à-dire le GPS, les balises embarquées dans les véhicules mais cela peut aller beaucoup plus loin :
- Cela peut prendre la forme comme en Scandinavie, comme l’année dernière aux États-Unis (et comme envisagé en France aujourd’hui), de certaines puces implantées, pour l’instant sur la base du volontariat, sous la peau de la main. Elles permettent aux salariés de pointer à l’entrée du bâtiment mais aussi par exemple d’acheter des canettes au distributeur car le constructeur est un peu « poly-services ».
- Cela peut également prendre des proportions plus inquiétantes comme en Chine où l’on a équipé des travailleurs de casques pour suivre leurs activités cérébrales. La raison officielle est d’anticiper le stress et la fatigue des collaborateurs…. De même, la Chine a déployé une application sur téléphone portable qui permet de noter les citoyens sur le respect des réglementations internes. Être un bon citoyen (respecter les horaires dans l’entreprise, etc..) permet d’avoir une bonne note ; mais si sa note est mauvaise, il ne peut plus prendre les transports en commun. Selon les dernières études, l’année dernière, 11 millions de billets d’avion sur des vols internes ont ainsi été annulés et 4 ,5 millions de trajets en train.
En Europe se pose la question de la mise en place de ces outils de géolocalisation dans le respect des normes européennes et notamment le RGPD qui implique que lorsque l’on a l’utilisation et le recueil de données personnelles (voire de données sensibles), il faut que la personne sache ce qu’il en est, donne son consentement, dispose d’un droit d’accès, de récupération. Il est intéressant cependant de constater que, dans les entreprises, ces moyens de géolocalisation sont utilisés de manière indirecte dans des procédures disciplinaires, dans des procédures de licenciement.
Lorsque la Cour de cassation été questionnée sur ce type de pratiques (pour ne pas utiliser le vocable de « dérive »), elle a renvoyé le plus souvent ces problématiques à la CNIL . Par ailleurs, lorsque les syndicats des contrôleurs d’Air France l’ont saisie l’été dernier et ont fait état du fait que le recueil de certaines données géolocalisées permettaient de savoir qui était gréviste ou de déterminer l’appartenance syndicale, elle a considéré qu’il s’agissait d’une simple erreur qui s’est produite à plusieurs reprises mais qui ne se reproduira plus. La Cour de cassation est donc plutôt « légère » sur le sujet.
- L’implantation de l’intelligence artificielle (3.0 et 4.0)
De quoi parle-t-on ?
- 1.0 = la base Internet : contenu qui est en ligne que l’on est libre de consulter ou pas
- 2.0 = le contenu avec un minimum d’interactivité (facebook par exemple)
- 3.0 = intervention de l’intelligence artificielle ; à travers un « chatbot », on pose des interrogations à une intelligence artificielle qui va essayer de personnaliser sa réponse autant que faire se peut et qui va évoluer dans l’apprentissage (le « machine learning »), donc dans la finesse et la pertinence de ses réponses.
- 4.0 = ce n’est plus un humain qui dialogue avec l’intelligence artificielle mais deux intelligences artificielles qui dialoguent entre elles. L’exemple le plus simple est la maison connectée : le réfrigérateur connecté se rendant compte qu’il manque du lait pour terminer la semaine contacte directement une autre intelligence artificielle, une plate-forme de commande, qui fera en sorte que le lait soit livré avant la fin de la semaine.
En droit du travail, on en est où ?
- Au niveau de l’action des pouvoirs publics on est depuis un moment dans le 2.0. Le gouvernement a annoncé qu’il serait mis à disposition des entreprises sur un portail public une plate-forme que l’on pourrait questionner et qui donnerait des réponses immédiates sur la situation de telle ou telle entreprise, sur ce qui relève de telle ou telle branche professionnelle
- Dans les entreprises au niveau des acteurs privés, on est déjà dans le 3.0 et ce de manière progressive. Deux exemples seront développés ici : Eva et Watson
- EVA est un chatbot, déployé auprès de PSA. Il s’agit d’une assistante RH virtuelle. Les salariés peuvent la contacter directement pour leur poser des questions sur leurs congés payés, la pose de jours RTT, etc… c’est-à-dire des questions techniques mais aussi propres à leur situation personnelle. Bien évidemment Eva répond un nombre de questions faramineuses : 160 000 questions sur 1 ou 2 mois. Les directions des ressources humaines font valoir que les assistants en ressources humaines qui sont humains sont délestés de ce type de travail et peuvent ainsi se consacrer davantage sur des missions qui relèvent de la prospective.
- WATSON est développé par IBM. C’est le conseiller de clientèle des banques, notamment au Crédit Mutuel (première entreprise bancaire à l’avoir développé massivement). Watson travaille quand les collaborateurs humains ne travaillent plus car l’humain a besoin de se reposer. Pendant ce temps, Watson accuse réception de toutes les demandes qui sont envoyées par mail et les hiérarchise par ordre de priorité ; lorsque le collaborateur revient à son poste de travail, Watson a classé par drapeau ce qu’il faut traiter en premier.
Watson répond également aux questions les plus élémentaires. Comme il relève d’une intelligence artificielle 3.0, Watson apprend au fur et à mesure et affine ses retours. Lorsque Watson a été déployé dans deux agences tests au crédit mutuel, il avait au début un taux de 34 % de réponses pertinentes, il a très vite grimpé à 90 % lorsqu’il a été déployé au niveau national. Ce déploiement a coûté 40 millions d’euros ; mais selon le Président du Crédit Mutuel, il rapportera à terme 60 millions d’euros.
Watson a été l’occasion pour la Cour de cassation de se positionner pour la toute première fois sur l’intelligence artificielle sous l’angle de l’impact sur les conditions de travail, sur les effets pratiques dans l’entreprise et non pas à travers une affaire de licenciement. Bref, même si Watson est vendu comme étant un assistant loyal et fidèle faisant la satisfaction de l’ensemble des conseillers clientèle qui peuvent alors se recentrer sur le cœur de leur métier, il n’en demeure pas moins que beaucoup d’acteurs de l’entreprise craignent au mieux que Watson freine les embauches, au pire que Watson conduise à moyen terme à des restructurations.
De fait, parmi les motifs qui peuvent fonder un licenciement économique se trouvent les mutations technologiques sans que l’on ait besoin de les marier à des difficultés économiques ou à la sauvegarde de la compétitivité en péril. Ces inquiétudes ont été relayées par les représentants du personnel, par différentes représentations syndicales et surtout par le CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail). L’affaire a été jugée le 12 avril 2018 : les représentants du personnel avaient demandé à ce que, dès le moment de l’implantation de Watson, soit systématiquement envoyé un expert du CHSCT (= un expert qui dispose d’un agrément niveau ministériel) pour anticiper l’impact immédiat de l’implantation de l’intelligence artificielle et avoir une vision un peu plus à moyen terme sur l’impact dans l’organisation du travail (= donc une vision un peu plus prospective). La Cour de cassation a opposé une fin de non-recevoir aux représentants du personnel. Elle a estimé que l’implantation Watson n’est pas un projet suffisamment important pour impacter les conditions de travail ou pour être susceptible de les impacter.
C’est là, la limite d’une approche uniquement scientifique de l’organisation de travail parce que la différence essentielle entre un logiciel – même un algorithme complexe – et l’intelligence artificielle c’est le caractère évolutif.
Refuser de valider la nomination d’un expert qui justement aurait dû se pencher sur le degré d’évolution de l’’autonomie de Watson et de ce qui peut en découler, est une décision plus politique que juridique.
Cette décision de la Cour de cassation n’est pas sans générer un certain nombre d’inquiétudes ; l’intelligence artificielle entretient la fantasmagorie du remplacement de l’homme par la machine. Une expérience a été menée dans le corps des avocats l’année dernière. En 2018 aux États-Unis, 11 ténors du barreau californien du droit des affaires ont été opposés sur les mêmes dossiers à une machine. Le taux de réussite a été de 84 % pour les 11 ténors du barreau californien et de 97 % pour la machine.
Ce qui cristallise les inquiétudes, ce sont les effets sur l’emploi et la disparition de certains corps de métiers, notamment non pas en fonction des cœurs de métier mais des fonctions supports, les fonctions d’assistant DRH, d’assistant comptables…
- L’ubérisation des rapports économiques
Ce sont tous les rapports économiques liés aux nouvelles activités qui relèvent d’un phénomène globalisé et qui posent la question de la porosité des statuts. Ces nouvelles activités sont les nouveaux services que l’on est amené à solliciter dans la vie tous les jours (Uber par exemple), à chaque fois que l’on contacte une application qui met l’utilisateur en relation avec un livreur de denrées alimentaires ou autres, ou avec un chauffeur etc..
Ici, les faits précèdent le droit. On est en présence de personnes qui de prime abord n’ont pas le statut de salariés. Ils ne sont pas titulaires de contrats de travail. Mais peut-on parler de travailleurs indépendants alors que leur mission est totalement connectée à une plate-forme ? Là est le problème !
Est-ce que finalement il n’y a pas lieu de considérer que l’on est quand même en présence d’un contrat de travail ? Cela a été l’occasion pour les hauts magistrats de rappeler qu’un contrat de travail n’est pas un papier mais est une situation juridique et que les juges ont toujours le pouvoir de requalifier une prestation s’ils estiment que l’on y retrouve l’ADN du contrat de travail c’est-à-dire le lien de subordination (le fait de fixer des directives d’exécution, de contrôler, de pouvoir le cas échéant en sanctionner les manquements, etc…).
Par un arrêt rendu le 28 novembre 2018, la chambre sociale de la Cour de cassation statue pour la première fois sur la qualification du contrat liant un livreur à une plate-forme numérique. La société Take eat easy utilisait une plate-forme numérique et une application afin de mettre en relation des restaurateurs partenaires, des clients passant commande de repas par le truchement de la plate-forme et des livreurs à vélo exerçant leur activité sous un statut d’indépendant. Un coursier avait saisi la juridiction prudhommale d’une demande de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail. Le conseil des prud’hommes puis la cour d’appel s’étaient déclarés incompétents pour connaître de cette demande.
La liquidation judiciaire de la société Take it easy avait été prononcée entre temps et le liquidateur avait refusé d’inscrire au passif de la liquidation les demandes du coursier en paiement des courses effectuées. Etait donc soumise à la chambre sociale la question de l’existence d’un lien de subordination unissant un livreur à la plate-forme numérique. La Cour de Cassation a constaté d’une part que l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci et, d’autre part, que la société Take Eat Easy disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier (système de bonus/malus qui pouvait mener le livreur à être évincé la plate-forme et c’était ce qui s’était passé).
La Cour de cassation a alors décidé de considérer qu’il y avait tous les éléments d’un contrat de travail et la requalification comme tel. C’est une décision que l’on peut trouver d’abord courageuse car elle tend à davantage protéger ces travailleurs qui travaillent parfois pour 7 euros de l’heure dans des conditions dangereuses mais cette décision a aussi un effet pervers. Pour éviter, autant que faire se peut, ce risque de requalification en contrat de travail, les plates-formes vont donner le strict minimum : pas d’équipements de protection, port de l’uniforme limité, pas de formation…
Le point de vue de Nicolas Dulac
Pour Nicolas Dulac, pour éviter des situations menant à des contentieux de façon exponentielle, il faudrait unifier le statut de ces travailleurs, tendre vers un statut réellement autonome (éviter la situation qui est celle des assistantes maternelles qui relèvent de deux codes : celui du travail et celui de la famille). Il faudrait envisager un statut autonome, un statut de travailleur collaboratif en réfléchissant au régime de sécurité sociale qui serait le plus pertinent pour ces collaborateurs. Il faut, dans l’esprit de notre modèle social français, garder l’idée de protéger ces travailleurs précaires tout en n’allant pas à rebours des évolutions de l’économie numérique.
Il conclut sur le fait que toutes ces évolutions doivent amener à repenser de manière plus générale la relation de travail, notamment ce que l’on appelle dans la gestion des ressources humaines la mise en relation des acteurs qu’ils soient humains ou non humains car il ne faut pas seulement aller de l’humain à l’intelligence artificielle mais aussi aller de l’intelligence artificielle à l’humain. Il faut repenser les relations de travail au regard de ce que l’on observe sur le terrain et tenir compte des inquiétudes, de l’anxiété qui sont exprimées.
Il termine sur l’exemple de Sophia, le premier androïd doté d’une nationalité humaine. Elle a la nationalité saoudienne et elle est totalement humanisée dans son aspect même si elle n’a ni chevelure ni de voile. Elle s’exprime et est confrontée sans cesse des situations différentes parfois déstabilisantes. Le point d’orgue a été la confrontation avec l’acteur Will Smith, qui l’a draguée et qui a essayé de l’embrasser. Le visage de l’androïd est passé par énormément d’expressions différentes et finalement elle lui a répondu avec un clin d’oeil : « non, nous allons rester amis»
Bref, tout sera fait de choix : un DRH utilisera l’intelligence artificielle soit pour réduire sa masse salariale soit pour recomposer le contenu du travail afin de promouvoir l’humain, déployant ses équipes humaines dans le cœur de leur métier !