Le dessinateur Ixène croque le coq le plus en vue de toute la France: Maurice.
L’air des temps actuels est à l’orage et la judiciarisation fait florès tous azimuts ! Du conflit ordinaire entre voisins pour regards de travers ou aboiements intempestifs du roquet, jusqu’au procès de l’horreur des attentats extrémistes, la société est zébrée de coups de maillets, de monceaux de dossiers en déséquilibre et d’envolées de manches. Le droit est bafoué, les droits élémentaires sont remis en cause ou dévoyés, les cours de justice engorgées ne suffisent plus à la tâche. C’est juste inadmissible !, entend-on à chaque instant. De quoi s’interroger sur la notion même de justice.
D’une racine indo-européenne *ye-yous- qui désigne l’état de régularité, de normalité, seul le latin a formé un champ sémantique, fondamental dans l’organisation et le maintien de la société.
Le *jus romain, loin d’être un concept abstrait, énonce une décision d’autorité, un corpus de textes figés, de formules établies, dont seuls peuvent faire usage quelques individus issus de certaines familles, de certaines corporations. Ce qui leur octroie la légitimité du *justus. Le *judex, le juge a pour rôle de *jus dicere, prononcer la formule de normalité, en prescrivant ce à quoi il faut se conformer. Le jugement était, à Rome, la discussion entre les deux parties, qui contestaient et « faussaient le jugement ». Dès lors, seule solution, le duel judiciaire qui prouverait la fausseté du jugement émis. L’actuel pourvoi en appel.
Au coeur de toute société organisée, ce champ lexical est abondant pour déterminer le droit, ses acteurs, ses lieux de mise en oeuvre. Justicier, justifier, juridiction, jurisconsulte, jurisprudence.
La justice, qui initialement ressortissait au strict domaine religieux, a évolué ensuite vers une acception plus « laïcisée », permettant ainsi de retrouver la paix sans avoir recours à la vengeance individuelle ou étatique, à la mort.
*Jurare, en latin, suppose de toucher l’objet sacré et le parjure apporte la malédiction céleste sur l’objet ou la personne. La conjuration s’appuie sur la solennité d’un pacte où la trahison d’un seul est synonyme de mort pour tous. Dans l’enceinte moderne de la justice, l’acception demeure. On y jure de dire la vérité, on ne peut pas abjurer, nier avec un faux serment. Les jurés du jury, anglicisation de la médiévale jurée, tiendront un compte judicieux de ce qui aura été dit « sans objection ».
Est *injurus, *injuriosus, celui qui contrevient par une *injuria à la justice sur laquelle il a prêté serment. L’injure est d’abord une entorse à la loi, on « fait injure » à l’intelligence par exemple… La signification s’en est complètement galvaudée, c’est maintenant l’invective grossière voire violente, avec force jurons. On jure copieusement, comme un charretier ou un garnement, on injurie à qui mieux mieux.
Or, dans toute société équilibrée qui requiert des cohabitations apaisées, la grande difficulté est de s’approcher ,*ad-, de ce qui est juste, en pesant la valeur et les sacrifices qu’il faut lui consentir, ajuster voire rajuster gestes et propos pour que tout soit dans l’ordre. L’exemple du commissaire-priseur est signifiant, lorsque par adjudication il fixe un prix, en principe loyal. Adjugé, vendu ! Le coup de maillet sanctionne ainsi moins la justice que la justesse. Il s’agit de préserver l’équilibre entre les individus, en actes et en paroles, et ainsi de détourner toute velléité de contestation et de conflit.
Vaste chantier, lorsqu’on s’attaque aux préjugés, au risque du préjudice immédiatement invoqué ! Préjuger, c’est se prévaloir d’un jugement antérieur à la maîtrise du droit, donc faussé.
Justesse, justice, nous y voilà ! Et l’abus de langage prévaut aussitôt dans une confusion entre les deux termes, qui entretiennent l’ambiguïté dans l’acception de l’adjectif juste. La justesse d’un calcul se mesure à son exactitude, tandis que la justice d’une décision prouve son caractère équitable, le respect équivalent qu’on aura porté à la parole de chacune des parties en regard de ses droits et de ses devoirs. Et c’est là que le bât commence à blesser…
Le militant, s’autoproclamant soldat de Dieu ou de quelque cause qu’il défende, revendique le droit moral à ainsi justifier, « faire justes » toutes ses actions, même en totale contradiction avec la juste harmonie de la société dans laquelle il vit, sa justesse. Meurtre de masse, attentat, terreur organisée. Tout dès lors est « juste » et bon, au nom d’une justice supérieure et incontestable, et nie toute autre justice, qui ne serait qu’un avatar humain et illégitime.
« C’est pas juste ! », clame à l’envi tout un chacun, par une conception dévoyée de l’individu, protestation assortie du non moins rituel « j’ai le droit de… ».
J’ai le droit et même le devoir d’obéir aux injonctions d’une exigence (supposée) supérieure, clame le fondamentaliste religieux. J’ai le droit de mes caprices, trépigne l’enfant, et surtout pas le devoir qui l’assortit.
Il revient à la société de fixer les règles d’une juste distance entre les individus, de la juste appréciation de leur cohabitation pacifique. Tels sont les enjeux de cette tension permanente entre la justessed’une harmonie en constante évolution, et la justice, qui ne badine pas avec la sévère stabilité de ses décisions et de ses lois. Une quadrature bien circulaire…
Juste, un mot mis à toutes les sauces du langage contemporain. Jusqu’à perdre sa nature d’adjectif au profit d’un emploi adverbial assez incongru. « C’est juste insupportable ! », « je voulais juste vous dire ». Au détriment de l’adverbe justement. Peut-être percevrait-on dans cet emploi pléthorique le glissement, implicite et non concerté, dans un interstice entre justesse, – la constatation -, et justice, – l’appréciation morale ? Comme si on voulait amoindrir l’affirmation et, par prétérition, éviter l’indignation de l’interlocuteur, son agacement devant cette irruption intempestive.
Créerait-on ainsi les conditions favorables à la jovialité des débats de toute nature ? Une relation sémantique – souvent ignorée – à Jupiter, eh oui. Jus pater, en latin, le père du droit. Or, la forme de génitif – quand Jupiter est « complément du nom » – est Jovis. Et ce sont les plaisirs variés de Jupiter qui déterminaient astrologiquement le bonheur de celui qui était « né sous l’influence de Jupiter », donc heureux et jovial.
« By Jove ! », comme jurerait tout bon aristocrate anglais…
Annick Drogou
Galilée.sp