Nous avions cru que l’Europe ouvrait un vaste territoire où seraient abolies les frontières. Nous avions rêvé de liberté des échanges et des traversées. Plus de visa, plus de douanes. C’était sans compter avec deux formes de « pandémie », celle des migrations de la misère et celle des virus. Nous n’avons eu ni la sagesse ni le réalisme d’anticiper l’une, à cause de notre aveuglement égoïste, et l’autre, par notre inconscience vorace.
Jamais la frontière n’a justifié à ce point ce qu’elle porte en elle de violence, voire de cette douleur qui la sous-tend. Une évocation appropriée, en effet, puisque l’anglais toll ou l’allemand Zoll, qui désignent l’un et l’autre la douane et son péage,se réclament aussi du dol et de la douleur.
Les sociétés antiques affirmaient la réalité de la frontière en dessinant un sillon autour du champ, du domaine, de l’espace géographique, dont ils revendiquaient ainsi la propriété incontestable, protection en apparence illusoire contre l’envahisseur, mais ô combien efficace. Il n’est qu’à se remémorer les origines légendaires de Rome. En 753 avant notre ère, Romulus trace un sillon circulaire, décrétant solennellement l’inviolabilité de son domaine royal. Son frère jumeau Remus le franchit d’un pas allègre et son insolence se voit aussitôt sanctionnée par la mort. La complicité gémellaire s’arrête dès que se profile le pouvoir. C’est ainsi que Rome et son empire doivent leur instauration à un meurtre par incident de frontière.
Cercle de craie caucasien. Cercle dérisoire et non moins magique que les villageois africains tracent autour de l’objet à préserver, au vu et au su d’une population qui se garderait bien d’enfreindre l’interdit. Tous feraient front en cas de larcin.
Frontière n’est pas simple limite. Chemin de bordure, no man’s land, entre deux domaines équivalents, une simple haie fera l’affaire. Mais la limite ne demande souvent qu’à se faire frontière, tant est grande la volonté de jalouse appropriation. Sitôt placée la borne, on quitte le champ du géographique pour pénétrer dans les terres de l’éthique. Vérité en-deçà, erreur au-delà. J’habite évidemment le lieu du Bien, du Droit, à l’autre celui du Mal, de l’Erreur, du Tort. Avec majuscules. Ni les uns ni les autres n’en démordront, au péril de leurs vies.
Veiller sur le territoire, ne jamais tourner le dos à l’étranger qui en nargue avec effronterie l’intégrité, l’ennemi supposé à affronter. La frontière implique le risque de son effraction et les dangers de sa défense. Mais qui décide de cette ligne factice, sinon l’arrogance arbitraire des puissants au mépris de la réalité de ceux qui s’y côtoient ? Partition des déserts, eaux territoriales qui déchaînent tant de passions.
Frontière que manifeste la disparité linguistique, érigée par le sédentaire contre la malvenue du nomade, l’émigrant de toujours, celui qui dérange, qui ne respecte pas la fixité des choses, leurs contours précis, rassurants, leur définitivité.
Frontière géographique, et politique, que la folie protectionniste des hommes s’acharne à matérialiser vigoureusement, jusqu’au mirador d’où la mort frappera l’outrepasseur. On érige des murs, le barbelé fleurit, la mine ne demande qu’à exploser. Sans état d’âme.
Frontière de la mémoire que nul Mur abattu ne parviendra à effacer, enkystée à l’intime de soi. Suffirait-il de briser une barrière ou d’escalader quelques pierres éboulées pour découvrir, par le vaste monde, l’infini de la liberté ?
Mais cette transgression est un luxe de nantis, dont les migrants font le dramatique apprentissage.
De surcroît, pour avoir ignoré l’interdit majeur de la porosité entre humain et animal, le monde actuel apprend irrémédiablement, au corps défendant, qu’être front à front suppose néanmoins de préserver l’espace de vie nécessaire à la respiration de chacun. Comme si on clamait son droit imprescriptible à l’« inhospitalité ». Pour ne pas avoir tiré les leçons prémonitoires de l’épisode mortifère de la « vache folle », entre autres signes avant-coureurs de pandémie, nous voici confrontés méchamment à un cortège de virus qui font fi des conventions tacites de cartographes indifférents et réclament, à corps investis et cris assourdissants, un nouveau « Lebensraum, » d’aussi sinistre mémoire.
Et voici, à nouveau tangibles, les douanes de nos refus et de notre impuissance. Sombre époque de cerbères à têtes fragiles face à une hydre en myriades de périls…
Annick Drogou, Galilée, Février 2021