Associer philosophie et travail à notre époque interroge. Pris dans le tourbillon de l’immédiateté des actions à mener, nous ne pensons pas « naturellement » à passer par la « case » philosophie » pour éclairer les chemins de nos activités professionnelles. En quoi les philosophes, de Platon à Lacan en passant par Condorcet, Mauss et Bataille, pourraient –ils contribuer à donner du sens au Travail ? Est-il possible de mieux vivre au travail avec les philosophes ? Est-il possible de passer du travail-torture (« tripalium ») au travail-jouissance ? Si oui, à quel prix ?
Autant de questions abordées par des philosophes, sociologues, économistes, coachs, praticiens du management et des relations au sein des entreprises et des services lors du colloque organisé par Technologia et Galilée.sp et dont la première partie s’est déroulée devant un auditoire nombreux et captivé le mardi 7 avril passé Signalons dès à présent, pour l’inscrire sur nos agendas, que la deuxième partie de cette manifestation aura lieu le jeudi 25 juin prochain.
Pour la première intervenante de cette « Matinale », Catherine Gras, Présidente de Galilée.sp, qui avait choisi de « plancher » sur le mythe de la caverne de Platon, « la pensée philosophique est une ressource pour l’engagement et l’action ». . Pour elle, « la lecture des grands textes philosophiques (…) m’a toujours ressourcée : ils me redonnent confiance et la possibilité de ne pas me laisser submerger par la culture managériale taylorienne qui est devenue « monnaie courante » et d’ajouter : « travailler avec un livre de philo dans son sac permet de comprendre que l’on appartient à une longue lignée de personnes qui cherchent comment mettre du sens à l’œuvre ».
Dépassant le sens premier du mot travail, synonyme de torture et de souffrance, Catherine Gras a montré que le travail était également un processus essentiel de l’épanouissement personnel. Toutefois, il ne s’agit là que d’une étape, car une fois « extrait » de la caverne et de l’obscurantisme qui y règne, l’individu qui a accédé au savoir et à la connaissance aura soin d’y retourner afin de libérer d’autres « prisonniers », de contribuer à leur émancipation en donnant une dimension collective à cette action.
L’émancipation, l’un des mots-clés de l’œuvre de Condorcet, auteur emblématique du siècle des Lumières. L’émancipation par l’instruction, ainsi que l’a rappelé François Athané, agrégé et docteur en philosophie, dans sa présentation intitulée « Condorcet, le travail et la République ». Ce penseur, philosophe, mathématicien, économiste et homme politique s’engage contre l’esclavage et l’esclavagisme, démontre que c’est parce que les noirs sont réduits à l’état d’esclaves qu’ils sont paresseux et pas l’inverse, en illustrant son propos par une citation d’Homère : « lorsque Zeus condamne un homme à la servitude, il lui ôte la moitié du cerveau ».
Les idées de Condorcet sur l’instruction se trouvent non seulement dans « Cinq mémoires sur l’instruction publique » publié en 1794 mais apparaissent aussi dans l’article 22 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793. Identifiant les effets négatifs de la parcellisation des tâches, de la division du travail qui débouchent sur de nouvelles servitudes, Condorcet formule les premiers droits sociaux et économiques (droit à l’assistance, à une protection sociale de type mutualiste). Il prône et promeut « l’estime de soi de l’homme au travail, en même temps que le perfectionnement de la société humaine au plan national et international » et place la question de la justice globale pour répandre le sentiment d’humanité au centre de sa réflexion.
Pour Condorcet, le travail ne peut prendre sens que dans un projet collectif, en se fondant sur la complémentarité des individus, la conciliation des rôles du concepteur et de l’exécutant, sur la transversalité, sur le partage des savoirs et des connaissances. Et François Athané d’ajouter en conclusion de son exposé : « en introduisant une bonne dose de démocratie dans le monde du travail », car « lorsqu’on se sent esclave, on ne s’implique pas, on ne participe pas et on souffre ».
« Marcel Mauss et la théorie des organisations » constituait le point de départ de l’intervention de Norbert Alter, spécialiste de la sociologie des organisations, professeur à Paris-Dauphine. Avec cet exposé, les participants ont pu prendre la mesure de la complexité des systèmes de relations humaines, qu’il s’agisse des sociétés primitives ou « post-modernes ». Le lien social « non fini », contrairement à l’échange économique « fini », est chargé d’émotions et va bien au-delà du domaine du seul management : la coopération dans le monde du travail est à la fois cognitif, stratégique, affectif. Il est question d’échange(s), d’alliances, de reconnaissance, de soutiens. On travaille avec des personnes, non avec des fonctions. Des complicités naissent pour mieux faire face à des situations complexes et créer de la compétence collective. Néanmoins, cette coopération, ces complicités ne font pas disparaître le caractère « agonistique » du lien social : les volontés de puissance, de domination, de manipulation, de prestige continuent d’exister. L’ambivalence est toujours là entre des associés qui s’avèrent être également des rivaux…Sans parler de trahisons toujours possibles…
Pourtant, si l’on en croit La Rochefoucauld, cité par Norbert Alter : « On n’a pas besoin d’être sincère pour se faire confiance »…. Pour qu’il y ait échange et coopération durables, il faut recourir à la notion de réciprocité élargie, éprouver le sentiment que l’Autre devient le prolongement de nous-même. C’est cela qui donne le sentiment d’exister, c’est cela qui fait sens et qui aboutit à ce que Mauss appelle « l’instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui ».
Mais il y a encore trop de verticalité et pas assez de transversalité et/ou de réciprocité élargie dans les relations de travail et les instances supérieures des organisations « ne nous renvoient pas beaucoup de VIE » selon Norbert Alter. Il n’y a pas assez d’allées et venues dans la Caverne et certains consultants montrent non des réalités, mais plutôt des croyances en laissant les autres dans l’ignorance. Du coup, faute de capacités à développer du lien social, beaucoup renoncent à cet engagement fondé sur la théorie du don et développent des comportements utilitaristes et contractuels. « Le problème est que, dans les entreprises, cet échange demeure largement unilatéral, un peu comme si l’instance supérieure que représente la direction d’une entreprise, souhaitant ne pas être redevable de ces prestations, se cantonnait dans une définition strictement économique de l’échange (…). Cette situation représente l’un des grands paradoxes de la gestion des organisations et des ressources humaines: les dons que les salariés font à l’entreprise ne sont ni reconnus, ni célébrés, ni même sollicités (…) ».
François De March, professeur d’économie-gestion en classe préparatoire à l’ENS de Cachan, docteur en sciences de gestion, nous a fait pénétrer dans l’univers singulier de Georges Bataille, écrivain inclassable, en ciblant son intervention sur les risques psychosociaux sous l’éclairage de la « dépense », de la « souveraineté » et de la « communication », trois termes qui méritent quelques explications :
- « La « dépense » est une notion phare de la pensée de Bataille. Il l’appelle tantôt dépense improductive, tantôt dépense inutile ou en pure perte, tantôt consumation.(…) Si [les hommes] refusent la dépense, par exemple parce qu’ils sont aveuglés par une idéologie de la rareté, elle s’imposera à eux sur un mode catastrophique (chômage, guerre, gaspillage de produits non consommés…) alors qu’ils auraient pu dépenser de manière « humaine » : réduction du temps de travail, augmentation des salaires, développement des pauses et des fêtes d’entreprise….En période d’austérité, de gel des salaires, de chômage massif, la surcharge de travail aboutit fréquemment à l’épuisement professionnel, au « burn out », voire au suicide.
- La « souveraineté » est une notion dérivée du concept hégélien de maîtrise dans la dialectique du maître et de l’esclave, mais en ayant éliminé la dimension domination. (…) Les modes contemporains du management, tout en combattant la dépense improductive, tendent à supprimer aussi toute souveraineté des hommes au travail : absence de reconnaissance, limitation de l’autonomie individuelle et collective, injonctions paradoxales, harcèlement moral… Le suicide au travail peut représenter une ultime tentative de reconquête de sa souveraineté par le salarié stressé et de recherche d’une gloire posthume. La mise en scène de son suicide va dans le sens du défi adressé au management et aux autres salariés.
- La « communication » a une signification très différente chez Bataille de celle du sens courant. Elle renvoie à des expériences limites que les hommes font dans une proximité avec la mort. (…) De façon générale, la communication bataillienne est émotionnelle, elle s’exprime dans les rires, les pleurs ou les transes. L’isolement des salariés au travail, leur mise en concurrence par les méthodes d’évaluation, la dissolution des collectifs de travail font disparaître toute forme de « communication ». Le suicide sur le lieu de travail représente alors une tentative de restauration d’un lien « communautaire » tout comme les sacrifices étaient à la base de la création ou de la restauration du lien social dans les sociétés archaïques.
- La contribution de Bataille à la réflexion sur le thème de l’homme et du travail est intéressante parce qu’elle remet en cause nos systèmes de pensée et qu’elle permet de donner du sens à des phénomènes complexes en favorisant « une prise de conscience des acteurs, condition nécessaire aux transformations sociétales (et non seulement dans l’entreprise) qu’ils appellent ».
Dernière intervention de cette « Matinale » dense et intense : celle de Catherine Blondel, Conseillère de dirigeants et d’équipes de direction, sur le thème du travail contemporain à la lumière de Jacques Lacan : un symptôme du malaise dans la civilisation ?
Après avoir fait référence à l’ouvrage de Freud « le malaise dans la culture » dans lequel le psychanalyste autrichien montre comment «le travail est l’occasion de sublimer des pulsions et d’inscrire par là même le sujet dans la société », Catherine Blondel entre dans le vif du sujet, à savoir la notion de « jouissance » chez Lacan, avec le devoir pour l’individu, en recherchant la performance, de s’épanouir au travail. Mais dans ce cadre « post-moderne », d’une manière qui s’apparente au symptôme de l’autisme, chacun n’a en tête que son propre projet et du coup, le lien social fait problème et, comme l’écrivait Sartre, « l’enfer, c’est les autres ».
Dans ce contexte, les relations fonctionnent sur le mode fournisseur/consommateur et le travail finit par faire « souvent symptôme bien plus qu’il ne permet la sublimation ».
La « jouissance » lacanienne, sentiment extrême et transgressif, qui se situe au-delà du plaisir, débouche trop souvent sur le « burn out » et renvoie la notion de « bien-être » au travail… aux calendes grecques !
Il s’agit alors de repenser les conditions de travail, sans croire pour autant au « bonheur au travail » au sein d’entreprises libérées. Pour Catherine Blondel, il faut de la régulation et retrouver le sens de la mesure pour encourager à nouveau la convivialité, développer l’engagement, la coopération. Et redécouvrir le concept de reconnaissance.
En écho à ces propos, Jean-Claude Delgènes, Directeur de Technologia, s’interroge sur la question des grands équilibres psychosociaux mis en danger du fait des gains extrêmes de productivité qui entraînent à nouveau de la souffrance au travail et surtout de la perte de sens pour le travailleur.
De son côté, François Athané met l’accent sur le phénomène des déplacements géographiques opérés en matière d’esclavage et d’asservissement « moderne » vers les pays dits en voie de développement.
Pour Catherine Gras, ce qui reste posé, c’est le problème fondamental de notre humaine condition, du travail à réaliser sur soi-même afin d’agir au sein de la société, de trouver les lieux et les liens pour tisser du collectif et construire notre monde sur la base de notre devise « Liberté, Egalité, Fraternité ».
Et en guise de conclusion provisoire, cette citation de Karl Jaspers : « Interroger les grands philosophes, c’est transformer les questions qu’on leur pose en instruments d’approfondissement de la connaissance du genre humain. »
Retrouvons-nous nombreux le jeudi 25 juin prochain pour la suite de ce cycle « philosophie et travail » !
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